MODEM Dialogues in conversation
with Sakina M'sa
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Sakina M’sa. Fashion Designer, Founder and DA of M/SA. Vice President of the Fonds de Dotation Maison Mode Méditerranée.
Portrait Sakina M’sa ® Anael Boulay
Questions conceived and hosted by Florian Müller
Modem: Votre parcours a débuté loin des capitales traditionnelles de la mode, dans des contextes marqués davantage par les défis sociaux que par les privilèges. En quoi ces débuts ont-ils façonné les valeurs qui continuent de vous guider aujourd’hui ?
Sakina M'sa: J’ai appris la mode à travers la vie, pas seulement à travers les écoles. Mon premier univers fut celui des militants des droits humains - à Marseille, puis à Paris. J’y ai vu des femmes et des hommes se battre pour les autres, sans rien attendre en retour, guidés uniquement par un sens du juste. Dans ces lieux, j’ai compris très tôt que la beauté ne vaut rien si elle ne s’accompagne pas de dignité. C’est là qu’est née ma conscience sociale. La question des conditions décentes de fabrication d’un vêtement s’est imposée à moi naturellement, bien avant que les mots « durable » ou « responsable » ne deviennent des tendances.
Créer, oui - mais jamais au détriment d’autrui. Ma vision s’est aiguisée grâce à Joseph Beuys, le père de la pensée écologique dans l’art moderne. Il m’a appris que l’art n’est pas une décoration, mais une transformation - que chaque geste, chaque œuvre, peut être une sculpture sociale et une sculpture de résilience. Ce chemin, entre art et activisme, m’a menée au No Logo de Naomi Klein - à une conscience du système, de ses séductions, et de la possibilité d’y résister par une esthétique de la conscience.
Modem: La littérature fut votre premier champ d’étude, avant que vous ne choisissiez la mode comme médium. À vos yeux, où s’arrêtent les mots et où les textiles commencent-ils à raconter leurs propres récits ?
Sakina M'sa: J’ai appris le français par amour des mots. Je n’avais pas grand-chose, mais j’avais la curiosité. Au marché de Noailles à Marseille, j’achetais des livres à vingt centimes - usés, tachés, mais porteurs de mondes entiers. C’est ainsi que j’ai rencontré Boris Vian, Lautréamont, Breton, Baudelaire… J’ai découvert la France à travers ce qu’elle a de plus libre, de plus poétique, de plus courageux. Ces pages m’ont appris à voir autrement. La littérature a formé mon oreille et mon regard. Elle m’a enseigné le rythme, la métaphore, la nuance et le silence. Encore aujourd’hui, j’entends la mode comme une forme de syntaxe : une coupe est un mot, une couture est une virgule, un vêtement est une phrase ouverte. L’imagination est un muscle, et les livres en sont le souffle. Créer, c’est continuer à lire le monde - avec ses mains.
Modem: Très tôt, vous avez travaillé à partir de stocks recyclés et de ressources de seconde main, transformant des contraintes en points de départ. Quelle conviction intérieure vous a permis de voir dans la limite une source d’invention ?
Sakina M'sa: Ma grand-mère, Coco, m’a élevée avec une vérité essentielle : « Notre pire ennemi, c’est le gaspillage. » Elle venait d’un monde où tout se reprisait, où rien ne se jetait. Un monde où les gestes étaient mesurés, où la nature était respectée à la fois comme ressource et comme être fragile. Pour elle, gaspiller, c’était oublier la valeur de l’existence. De cette philosophie domestique, j’ai construit une éthique de création. J’ai compris que la beauté ne réside pas dans le neuf, mais dans la durée, la trace et la réparation. Prolonger la vie d’un vêtement, c’est honorer la vie elle-même. C’est aussi un message spirituel : nous sommes tous interconnectés - faune, flore, humains - au sein d’un même cycle vivant. Rien ne se perd, tout se transforme. Même la douleur peut devenir matière.
Modem: Vous avez collaboré avec des femmes entrant dans la mode à travers des parcours de réinsertion. Quelles métamorphoses vous ont le plus marquée en voyant la dignité personnelle évoluer parallèlement au savoir-faire ?
Sakina M'sa: Je ne crée pas pour les autres - je crée à partir de ce qui me traverse. C’est une respiration intérieure, une manière de retrouver l’équilibre. Chaque pièce que je conçois répond à une émotion silencieuse - peur, espoir, mémoire, tendresse. Créer, c’est se recalibrer. Quand je travaille la matière, je me répare. Et dans cet acte de réparation personnelle se trouve une offrande implicite au collectif. Chaque fois qu’on répare un tissu, on répare symboliquement le fil invisible entre soi et le monde. On devient plus ancré, plus vrai, plus humain. Créer est un acte spirituel : il relie. Il ne s’agit pas de plaire, mais d’être aligné. Quand ce que je fais, pense et ressens finit par correspondre, la paix apparaît. Et cette cohérence silencieuse, j’essaie de la transmettre - point après point.
Modem: Vos projets prennent souvent place hors des podiums classiques — institutions publiques, salles communautaires, lieux inattendus. Quel rôle attribuez-vous à l’espace lui-même dans la transmission du message d’une collection ?
Sakina M'sa: J’ai toujours eu un lien viscéral avec les lieux. Les murs, les sols, la lumière - tout me parle. L’expérience la plus marquante fut la prison des femmes de Fleury-Mérogis, où j’ai mené un projet. Même une brève présence là-bas vous transforme. Ces murs respirent des histoires, des silences et des cicatrices. Je crois que les espaces ont une âme. Un défilé n’a pas besoin de podium - il a besoin de sens. Une mairie, un musée, une ruine industrielle, une prison : chacun porte une mémoire collective. Dans ces lieux, un vêtement devient témoin social. Il transporte la beauté là où la société ne la cherche plus.
Modem: De nombreux créateurs définissent la réussite par la reconnaissance, alors que vous reliez constamment la mode à la responsabilité. Comment conservez-vous une identité créative lorsque le choix éthique devient indissociable de la pratique ?
Sakina M'sa: Je parle souvent d’écologie créative. J’admire Alain Passard, chef de L’Arpège, qui cuisine chaque jour avec ce que lui offre son jardin. Je crée mes collections de la même manière : je regarde dans le “frigo” de mon atelier - les restes, les tissus dormants, les fragments oubliés - et je compose. C’est à la fois une cuisine de la matière et une cuisine de l’âme. Je ne cherche pas la perfection du neuf, mais la vérité du possible. Et ce “possible” est devenu un véritable modèle économique. Mes vêtements sont singuliers, tout en pouvant s’inscrire dans une logique de production à plus grande échelle. Dans notre atelier, nous avons développé une technique d’upcycling innovante et reproductible, alliant artisanat et précision industrielle. C’est exigeant, imprévisible et vivant. Le hasard devient une matière. La surprise, un partenaire. Et souvent, la beauté surgit précisément là - dans la tension entre la maîtrise et l’accident.
Modem: L’esthétique et l’activisme se croisent de manière singulière dans votre travail. À quel moment le vêtement agit-il comme simple pièce à porter, et à quel moment devient-il une déclaration culturelle ou politique à part entière ?
Sakina M'sa: Un vêtement est toujours politique, qu’on le veuille ou non. J’ai toujours dit : « Si ton T-shirt ne t’a presque rien coûté, c’est que quelqu’un d’autre l’a payé de sa vie. » Ce n’est pas une provocation - c’est une vérité. Il faut réintroduire le mot “valeur” dans la “chaîne de valeur”. La mode ne doit pas culpabiliser, mais éclairer. En 2007, j’ai installé mon atelier au musée du Petit Palais pendant neuf mois. Avec des femmes et des jeunes des banlieues, nous avons transformé deux tonnes de vêtements donnés par Emmaüs en une nouvelle collection. L’exposition a accueilli 25 000 visiteurs en deux mois. Cette expérience m’a donné le courage de transformer la structure juridique de mon entreprise. En 2008, j’ai obtenu le statut officiel d’entreprise d’insertion. Ma maison de mode est devenue un laboratoire social, bien avant qu’il ne soit à la mode de le dire. Sans le savoir, je suivais la voie du professeur Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix, qui a prouvé que l’économie peut être un acte d’humanité. La mode aussi.
Modem: À une époque où la vitesse domine production et présentation, vous accordez de l’importance à de longs processus de fabrication et d’échanges. Que vous révèle la lenteur que les accélérations ont tendance à cacher ?
Sakina M'sa: La fast fashion a détruit le temps de la main. Elle a remplacé la création par la production. Or, créer, c’est respirer lentement. C’est laisser le geste penser, la patience parler. J’ai été nourrie par Paul Virilio, philosophe de la vitesse. Il m’a appris que chaque progrès technologique porte son propre accident. La vitesse est souvent une fuite déguisée en évolution. Je crois en une modernité réconciliée : la haute technologie au service du fait main, l’innovation au service de l’artisanat. La lenteur n’est pas nostalgie - c’est sagesse. C’est seulement dans la lenteur que le sens revient, et que la main retrouve le cœur.
Modem: Dans l’industrie, de nombreuses tensions demeurent sous silence, de la fatigue émotionnelle à la fragilité de l’estime de soi. Quel espace faudrait-il créer pour que le soin appartienne au processus aussi naturellement que l’ambition ?
Sakina M'sa: Entre 2004 et 2014, j’ai travaillé dans les banlieues, les favelas et les townships. J’y ai compris que l’estime de soi est une force politique. Lorsqu’elle s’effrite, c’est toute une société qui perd sa boussole. Le travail manuel, la couture, la création - ils restaurent la dignité. Achever un vêtement, c’est prouver son existence. J’ai vu des femmes redresser leur posture en cousant, des hommes retrouver leur souffle au rythme de la machine. Le travail, lorsqu’il est relié au sens, devient guérison collective. Même dans le luxe, il existe une autre forme de pauvreté - celle du temps. Les gens courent, produisent, réussissent, mais ne respirent plus. Prendre soin - de soi, des autres, du temps - n’est pas une faiblesse : c’est une clarté. Et sans clarté, il n’y a ni beauté, ni innovation. Mes collections naissent de cette conviction. Elles rendent hommage aux peintres, aux écrivains, aux penseurs qui nous réapprennent à voir. À travers elles, j’invite les acheteurs du monde entier à interroger non seulement comment ils achètent la mode, mais pourquoi ils l’aiment.
Modem: En vous projetant dans l’avenir, si aucun vêtement ne survivait mais que l’essence de votre pratique subsistait dans un seul geste humain, quel geste souhaiteriez-vous léguer aux générations futures?
Sakina M'sa: J’ai donné plusieurs conférences TED, dont une intitulée “Le désir mène à l’illumination.” C’est une phrase inspirée de la philosophie bouddhiste, mais transformée par l’expérience. Le désir n’est pas nécessairement un piège - c’est l’étincelle. Il nous pousse à chercher, à aimer, à créer. Mais pour que le désir mène à la lumière, il doit être relié à la conscience. Le désir brut consume. Le désir conscient éclaire. Quand on cesse de gaspiller - la matière, le temps, l’émotion - on transforme le manque en énergie créatrice. C’est là que naît l’illumination : dans la lucidité joyeuse du geste juste. Je parle souvent d’une économie circulaire du désir : produire non pour remplir, mais pour nourrir ; posséder non pour exister, mais pour relier. Le vêtement devient métaphore de la transformation intérieure - il se régénère, comme nous. Le marketing parle de créer le désir avant le besoin. Le vrai luxe, c’est de désirer moins, mais mieux.
Interview by Florian Müller for MODEM
Portrait Sakina M’sa ® Anael Boulay
MODEM Dialogues.
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